1 an et six mois auparavant, Morgan

Fin avril, Morgan proposa à sa hiérarchie un nouveau protocole qui visait à augmenter les cadences de vol. Il s'agissait de changer complètement la façon dont les équipages et leur soutien au sol étaient organisés. Il fallait pour cela abolir les escadrilles nationales. Depuis l'Annonce, il semblait à certains naturel de revisiter les clivages originels, mais il fallait pour cela casser toute la structure hiérarchique existante... Morgan avait abondamment documenté son projet avant d'en faire la proposition. Son rapport, qui brillait par la simplicité des concepts proposés, fit grand effet auprès de sa hiérarchie, ce qui lui donna la chance de le défendre en séance plénière du comité d'organisation des vols orbitaux, où elle obtint l'autorisation de l'expérimenter. Les résultats furent si fructueux qu'à l'été le protocole fut déployé à échelle globale sous le nom de « protocole Kerr ». La direction de l'ASI en profita pour écrémer l'organigramme, ce qui ne se fit pas sans douleur.

Son protocole remit Morgan dans la lumière des projecteurs des médias pour la deuxième fois de sa vie, et ceux-ci ne manquèrent pas de faire le rapprochement avec le crash du vol 345. Elle prit le plus grand soin de laisser l'ASI gérer les relations avec les médias, car l'administration de l'ASI voulait par tous les moyens minimiser l'impact médiatique du protocole Kerr sur son image d'administration tentaculaire au fonctionnement opaque. La notoriété indirecte que Morgan semblait avoir acquise en quelques heures aurait paru hors de proportion avant l'Annonce et le phénoménal regain d'intérêt du public pour l'espace. Sur les conseils du service de gestion des relations publiques, Morgan prit soin d'être aussi discrète que possible. Il était clair qu'avec la colère montante des opposants de tous poils, on avait vite fait de devenir une cible.

En septembre, un employé de l'astroport fut arrêté alors qu'il pénétrait dans l'enceinte avec cent kilos d'explosif dans la malle de sa voiture. Interrogé, il explosa en larmes en expliquant qu'on avait enlevé son fils et que maintenant qu'il avait échoué, son fils allait mourir. En effet, les forces de l'ordre retrouvèrent le corps de l'enfant quelques heures plus tard. À la suite de ce drame, de nombreux dispositifs furent mis en place pour éviter qu'il soit trop facile de manipuler ceux qui travaillaient sur l'astroport. Les mesures de sécurité furent étoffées sur toute la ligne. Malgré toutes les précautions, Morgan se trouva un matin, en sortant la voiture, face à un journaliste qui l'attendait caméra à la main. D'emblée, elle prit conscience du sérieux de la situation et de la nécessité d'éviter qu'elle ne se transforme en catastrophe, par exemple si ce journaliste venait à la surprendre avec Lise, ou bien si elle perdait le contrôle et qu'il faisait un reportage à l'emporte-pièce. Pour cette raison, au lieu de le chasser, elle le salua aimablement, ce à quoi il ne s'attendait d'ailleurs pas du tout, et elle accepta de lui donner sur-le-champ une interview, devant la maison, à condition qu'il soumette l'enregistrement à l'ASI avant de le diffuser. Il accepta, ravi. Ensuite, il attendit sagement qu'elle retourne dans la maison prévenir Lise de ne pas se montrer. Elle ressortit avec Esmeralda sur un bras et elle vit dans le regard du journaliste qu'elle venait de faire mouche. Il lui posa des questions très simples.

— C'est votre fille ? Quel âge a-t-elle ?

Morgan répondit que oui, c'était sa fille et demanda à Esmeralda de répondre. Celle-ci, qui était d'habitude très timide avec les étrangers, donna fièrement son âge.

« Est-ce qu'elle est née dans l'espace, demanda-t-il ?

Morgan comprit alors que la caméra tournait depuis qu'elle était ressortie de la maison, elle sourit et répondit avec un sourire espiègle :

— Non, mais elle y a été conçue.

— Ah oui ? s'étonna-t-il, alors son père est un astronaute, comme sa mère ?

— Tout à fait.

— Comment s'appelle-t-il ?

— Je ne vous le dirai pas, regretta-t-elle en secouant la tête.

— Quand est-ce que vous avez inventé le protocole Kerr ? demanda le journaliste, sautant du coq-à-l'âne avec aplomb.

— Il y a six mois environ.

— Qu'est-ce qui vous a donné cette idée ?

— Je voulais voir ma fille plus souvent.

— Oui ? fit-il, interloqué et ravi. Il tenait un double scoop.

— Soyons sérieux, on avait besoin d'augmenter les cadences, et le nombre de nouveaux pilotes ne peut pas augmenter assez vite.

— Pourquoi ?

— C'est un métier difficile, il faut du temps pour l'apprendre.

Le journaliste eut un petit rire et changea à nouveau de sujet.

— Depuis quand avez-vous cette maison à Santa-Maria d'Almogar ?

Morgan secoua la tête

— Vous ne devez mentionner Santa-Maria en aucun cas.

Le journaliste leva un index et acquiesça, il reformula sa question :

— Depuis quand avez-vous cette maison ?

Morgan se demanda où il voulait en venir.

— Je l'ai achetée un peu avant la naissance de ma fille, répondit-elle avec circonspection.

— C'est une très belle maison. Est-ce que vous préférez vivre dans cette maison ou vivre dans l'espace ?

Morgan marqua un temps d'arrêt. Quand elle parla, elle regarda droit dans la caméra. Elle dit doucement, mais avec une résolution qui creva l'écran quand l'interview fut diffusée :

— Je donnerais tout ce que j'ai sur Terre pour partir vivre dans l'espace.

— Et vous y emmèneriez votre fille ?

— Bien sûr, répondit-elle en haussant les épaules et en se tournant vers Esmeralda, qui lui sourit et, levant une petite main tendre, lui caressa la joue avant de partir d'un grand éclat de rire.

— Vous pensez que c'est une bonne idée d'élever des enfants dans l'espace ? demanda-t-il avec un air sévère.

— Je pense que le bon endroit pour élever un enfant, c'est là où sont ses parents, répondit-elle raisonnablement.

— Pourtant, l'espace est un milieu dangereux ! Il y a les radiations, les tempêtes solaires, les risques de décompressions, les météorites !

Morgan haussa les épaules à nouveau, elle répondit en souriant :

— Et sur Terre, il y a les orages, les inondations, les virus et les accidents de voiture.

— Mais l'espace, c'est tout petit ! Un enfant à besoin d'espace pour courir, renchérit-il, sans se rendre compte qu'il venait de faire un calembour. Morgan sourit à nouveau :

— Vous devriez venir y faire un petit tour, s'il y a une chose qui ne manque pas là-haut, c'est de la place pour chacun.

— Les vaisseaux et les habitats sont minuscules !

— Les vaisseaux sont petits à l'intérieur, mais on n'y passe que le temps des trajets. Les stations orbitales sont plutôt surpeuplées, mais les autres habitats sont très spacieux. Vous savez que les villes de la Lune sont très étendues, il y a des forêts souterraines là-bas.

— Oui, et on sait qu'aussi étonnant que cela puisse paraître Exodus renferme aussi une forêt, admit-il. À cet instant, il surprit Morgan en demandant : est-ce que vous voudriez partir sur Exodus ?

— Oui, répondit-elle sobrement.

— Que pensez-vous des gens qui disent que ceux qui partiront sont des lâches ?

— Je pense qu'ils n'ont pas assez réfléchi à la question.

— Et sinon, est-ce que vous participerez à la défense de la Terre ?

— Bien entendu, fit fermement Morgan, soudain sérieuse au point de paraître sombre à l'écran.

— Et votre petite fille restera sur Terre, insista-t-il ?

— Oui, fit Morgan en regardant bien droit vers l'objectif.

À cet instant, elle creva l'écran à nouveau, avec la profondeur de son regard, le sérieux de son visage, cette crispation particulière dans la mâchoire qu'ont les gens qui ont décidé de faire face. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus, le message était très clair : elle serait la tigresse qui quitte sa tanière pour défendre ses petits, crocs et griffes. D'une certaine façon, elle parvint à faire passer ce message sur un plan perceptuel si profond que tous ceux qui eurent l'occasion de regarder cet enregistrement le confirmèrent : elle incarnait la résistance ultime. « Se faire tuer sur place » disait l'expression convenue, qui apparaissait en l'occurrence tout à fait appropriée. Et Morgan enfonça le clou en ajoutant calmement, après une brève pause où elle semblait chercher ses mots, cette affirmation somme toute hallucinante : « Il n'y aura pas de pitié. Je n'en ai pas. » À la surprise de tous, et surtout de Morgan, cette interview fit l'effet d'une bombe médiatique. Elle fut très largement diffusée et rediffusée. Elle raviva les discussions sur ce qu'il était juste de faire. On y voyait Morgan dire simplement sa conviction, tenant Esmeralda sur sa hanche, habillée sobrement, mais d'une façon qui mettait en évidence sa minceur et en l'occurrence, sa poitrine, ce qui enrichissait l'image inattendue d'une féminité épanouie. Le fait qu'une femme séduisante, mûre et intelligente, et mère, puisse tenir cette position avec une logique aussi simple, et avec tant de force, marqua les esprits. L'absence d'uniforme, la caresse de sa fille, son attitude détendue et souriante, venaient renforcer par antithèse le caractère dramatique des ambitions qu'elle revendiquait. En plus, aux USA, sa couleur de peau provoqua une surenchère impressionnante d'interrogations dans les milieux WASP. Morgan, inquiète de ce que sa hiérarchie pouvait penser de tout cela, demanda un entretien à ce sujet et, convoquée devant une sorte de tribunal improvisé, elle eut la surprise d'assister à une joute très dure entre au moins deux factions internes de l'ASI, sous ces yeux et à son sujet, bien que l'interview, sujet de la réunion, n'en eut été que le prétexte. Elle fut en premier lieu étonnée d'être disculpée de A à Z par le service de gestion des relations avec la presse, qui admit qu'elle avait eu une réaction tout à fait adéquate en manœuvrant pour s'assurer que le journaliste soumettrait son montage de l'entrevue avant de le diffuser. Elle fut ensuite stupéfaite de la virulence des critiques qui s'abattirent sur les responsables de ce service pour avoir autorisé la diffusion du reportage. Ces derniers se défendirent en mettant leurs opposants au défi de prouver qu'il aurait été possible de prévoir le battage que cette vidéo allait produire. Cette argumentation mit le feu aux poudres. Morgan eut l'impression qu'on allait bientôt s'échanger des noms d'oiseaux. La situation fut calmée du coup quand le chef de la sécurité se leva pour abattre la crosse de son revolver sur la table, creusant une marque impressionnante dans le bois précieux. D'une voix tremblante de colère, il rappela chacun à l'ordre et ajourna la réunion en émettant le souhait que les évènements n'allaient pas s'emballer. La suite lui donna tort, et en particulier pour Morgan, Lise et Esmeralda, ce souhait ne se réalisa pas. Une semaine plus tard, Rita réveilla Morgan au milieu de la nuit en lui envoyant un signal d'urgence sur son implant. Morgan se leva aussitôt pour lui rendre visite dans le bureau où Rita trônait sur la table.

— Que se passe-t-il, lui demanda-t-elle ?

— Conformément à vos instructions, je maintiens une veille active sur les sites d'organisations activistes connues.

— Très bien, et qu'as-tu trouvé ?

Rita afficha sur le mur un site, intitulé « les inflexibles de Karma », où elle avait souligné en rouge vif les mots : « Santa-Maria d'Almogar », « Morgan Kerr » et « astronaute ».

— Bon, soupira Morgan, quelqu'un pense avoir découvert que j'habite à Santa-Maria, c'est cela ?

Pour toute réponse, Rita afficha un autre blog. On y voyait une carte interactive en élévation que Morgan reconnut du premier coup d'œil : Santa-Maria, les collines où la maison se situait. Une série de projections matérialisées par des segments de droite en couleur avaient été tracées entre certaines maisons et le sommet d'une des collines, sommet sur lequel trônait la grande antenne de télécommunication. Rita fit jouer le code associé à cette représentation et des images apparurent, extraites de la vidéo de l'interview où, en arrière-plan au-dessus du toit de la maison, on distinguait à peine le pylône. Morgan souffla avec dépit : Schwartz !

Ce à quoi Rita répondit sobrement :

— La seule bonne nouvelle est qu'ils ne sont pas parvenus à en déduire la position précise de la maison. Au final, ils ont une liste d'environ deux cents adresses.

Morgan demanda sombrement :

— Et on est dans cette liste ?

— Sinon, je ne vous aurais pas tirée du lit au milieu de la nuit.

— Tu as bien fait. Qu'est ce que tu proposes ?

— Il faut abandonner cette maison au plus vite. Tôt ou tard, ils la trouveront.

— OK ! fit sinistrement Morgan. Tu as raison, avec ce type d'information en accès libre, il était impératif de prendre la fuite.

Pourtant, c'était la maison de ses rêves, et une des choses au monde qu'elle savait ne pas pouvoir remplacer.

— Chaque heure qui passe, le risque augmente, renchérit Rita.

— On partira ce matin très tôt.

— Pourquoi attendre ? demanda Rita avec une impatience très inhabituelle.

Morgan lui sourit tristement.

— Parce que je veux que Lise et Esmeralda finissent leur nuit. S'ils avaient deux cents maisons à enquêter hier, ils ne nous attaqueront pas avant l'aube.

Rita restait silencieuse, comme si elle boudait que son désir de partir sur-le-champ ait été contrarié, Morgan lui demanda :

« À combien estimes-tu le risque résiduel ?

Rita prit son temps pour répondre.

— Il est très faible, admit-elle en fin. Où irons-nous ?

— Chez Lise, affirma Morgan. Sa maison n'est pas sur la liste au moins ?

— Non.

— OK, tu as fait du bon travail. Continue à veiller. On part dans trois heures. Je vais me recoucher.

En guise de confirmation, le lendemain, la compagnie d'assurance résilia d'office le contrat de Morgan pour la maison. Une semaine plus tard, celle-ci brûla. Les pompiers furent rapides, mais ce que le feu n'avait pas entamé fut ruiné par l'eau. Au total, ce fut un crève-cœur abominable. À l'intérieur, il ne restait rien qui vaille la peine d'être récupéré. Sur le mur de la façade on avait écrit à la bombe : « Mort aux traîtres, salope » et, en lisant ce message, Morgan eut un frisson de dégoût. Elle connaissait cette haine absurde enracinée dans la bêtise. On l'avait déjà insultée et menacée, en particulier à cause de sa couleur de peau, une éternité auparavant. Elle réalisa que l'on n'oubliait pas vraiment les blessures de ce genre. On mettait juste son mouchoir par dessus, et il ne fallait pas grand-chose pour que tout refasse surface. Morgan abandonna les ruines fumantes sans se retourner, elle voulait garder intact ses souvenirs.